«Les agriculteurs ont donc le choix entre le cancer ou la ruine?» interpelle l’eurodéputée belge Frédérique Ries. L’audition publique sur les «Monsanto Papers et le glyphosate», organisée mercredi au Parlement européen à Bruxelles, n’a pas permis aux eurodéputés présents d’y voir plus clair. «Après trois heures de discussions, nous ne savons toujours pas comment légiférer sur le glyphosate et protéger la santé des citoyens européens», ont regretté plusieurs élus.

à lire aussi Glyphosate : Bruxelles au pied du mur

A l’origine de cette confusion : le défilé au micro de personnalités aux avis opposés sur la dangerosité du glyphosate, le principe actif utilisé dans la majorité des herbicides dans le monde. Kate Guyton, du Centre international sur le cancer (Circ), affilié à l’Organisation mondiale de la santé, détaille ainsi le processus scientifique ayant conduit les chercheurs du laboratoire à classer en 2015, le glyphosate comme «probablement cancérigène» et génotoxique (qui modifie l’ADN) pour l’homme. A sa suite, mercredi, des représentants des deux agences européennes d’évaluation des pesticides, l’Autorité européenne sur la santé et la sécurité des aliments (Efsa) et l’Agence européenne des produits chimiques (Echa), ont expliqué comment ils sont arrivés, eux, à déclarer le glyphosate non-cancérigène pour l’homme. «Comment aboutissez-vous à des résultats si divergents ?» lance un député.

«Politisation du processus d’évaluation sanitaire»

Les regards se tournent alors vers les agences européennes. En septembre, il a été révélé par l’ONG Global 2000 qu’une grande partie de leur rapport sur la sûreté du glyphosate était un copié-collé d’une étude publiée par Monsanto en 2012. «C’est normal qu’il y ait des copiés-collés, se défend José Tarazona, à la tête de l’unité pesticides de l’Efsa. La procédure européenne requiert que ce soit les industriels qui payent et fournissent les études sur la sécurité de leur produit. Un rapporteur d’un Etat-membre, ici l’Allemagne, commente et peut modifier ce dossier. Puis, à l’Efsa, nous faisons de même avec les contributions des scientifiques nationaux.» Petit bémol, quand ils reprennent les résultats des industriels, le rapporteur et les agences européennes doivent le préciser explicitement. Or, dans le cas du glyphosate, ils l’ont omis à plusieurs reprises, notamment dans le chapitre clé sur la potentielle génotoxicité du produit. Mais au-delà des erreurs des agences, c’est tout le processus de réglementation européen qui apparaît déficient à travers les propos des différents interlocuteurs dans l’hémicycle.

«On observe avec inquiétude la politisation du processus d’évaluation sanitaire, déplore Martin Pigeon, spécialiste de l’étude des lobbys de l’agrobusiness au Corporate Europe Observatory. L’Efsa n’a pas les moyens financiers pour payer des études par des chercheurs externes. Ils n’ont d’autres choix que de se baser sur des études effectuées par les industriels, dans lesquelles les conflits d’intérêts sont flagrants.»

«Je suis comme un architecte»

David Kirkland, consultant pour Monsanto (l’entreprise a refusé l’invitation des eurodéputés) et auteur d’une étude de 2013 assurant la non-dangerosité du glyphosate, est venu pour en témoigner. Le chercheur, qui ne dément pas être toujours sous contrat avec le géant américain des pesticides, affirme être indépendant dans ses recherches. «Je suis comme un architecte, une entreprise me paye pour faire une étude mais elle ne l’influence pas, assure-t-il. Si nos recherches avaient établi que le glyphosate était dangereux, nous en aurions rendu compte de la même façon.» Cette affirmation fait grincer des dents l’eurodéputé belge Marc Tarabella, à l’origine avec le Français Eric Andrieu de cette audition : «S’il avait rendu de telles conclusions, Monsanto se serait séparé de lui sans aucun doute.»

L’attitude de Kirkland est l’illustration des campagnes de doute montées par la firme de Saint Louis depuis des décennies et révélées dans les Monsanto Papers, ces milliers de documents internes publiés lors d’un procès en cours aux Etats-unis. «Les efforts des industriels de l’agrobusiness pour manipuler les législateurs et les scientifiques datent de longue date», assure Carey Gilliam, de l’ONG US Right to Know et auteure de White wash, l’histoire d’un herbicide, de cancers et de corruption de la science, sorti en octobre. Des employés de Monsanto reconnaissent dans les mails internes consultés par Libération avoir pré-écrit certaines études scientifiques sur le glyphosate pour ensuite les présenter comme indépendantes. Plusieurs entreprises de l’agrobusiness, associées dans cette cause commune, ont aussi travaillé au développement d’un réseau de chercheurs en Europe et en Amérique du Nord, payés pour faire pression sur les autorités et instiller le doute par de fausses études, montrent aussi ces documents internes.

L’enjeu est de taille

Ces derniers mois, le lobbying des industriels auprès des élus européens et des membres de la Commission s’est accéléré. Mardi soir, la veille de l’audition, ils ont organisé un dîner à Bruxelles où se sont rendus quelques élus. En fin de semaine, ce sont des bus Bayer qui vont venir chercher les eurodéputés pour leur faire visiter leurs installations dans la région. Pour les fabricants des pesticides, l’enjeu est de taille. Le 23 octobre, après quatre reports, les Etats-membres vont devoir voter pour ou contre le renouvellement de l’autorisation du glyphosate pour dix ans.

Eric Andrieu, Marc Tarabella et le député PS Guillaume Balas estiment que les gouvernements ne sont pas assez informés sur la question pour prendre une telle décision : «Nous avons conscience que nous ne pouvons nous passer du glyphosate du jour au lendemain sans causer de graves dommages financiers aux agriculteurs», souligne le premier. «Le plus raisonnable est de ne permettre qu’une réautorisation pour un an renouvelable, développe Guillaume Balas. En parallèle, nous allons tenter d’obtenir une majorité au Parlement pour la création d’une Commission spéciale sur le glyphosate et une Commission d’enquête sur les manipulations de Monsanto.» Devant la salle d’audition, Marc Tarabella ajoute : «Si le Commissaire Andriukaitis ne fait pas marche arrière sur la réautorisation pour dix ans, je demanderai sa démission.»